Du 13 septembre au 29 décembre 2025, la ville de Besançon présente, au musée du Temps « Le Temps qui pose », une exposition de restitution d’un projet mené de septembre à décembre 2024 avec un groupe de personnes détenues à la maison d’arrêt de Besançon. Ce projet a été porté par les MAT (Musées d’Arts et du Temps de la Ville de Besançon), en collaboration avec le Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation du Doubs Jura et l’artiste photographe Marianne Boiral. Dans ce projet, Marianne Boiral réalise les portraits de sept hommes détenus à travers des triptyques associant un objet du musée du Temps, une photographie et une parole issue de leur rencontre. Ensemble, ces éléments révèlent leur rapport singulier au temps carcéral, fait d’immobilité, d’attente et d’ennui, mais aussi d’espoir et de reconstruction.
Comment est né ce projet ?
Nathan Muraz-Dulaurier : Le Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation (SPIP) du Doubs et du Jura a pour mission de mettre en œuvre des projets culturels pour les personnes placées sous-main de justice (PPSMJ). Cela répond au Code Pénitentiaire qui stipule que « des activités socioculturelles sont organisées dans chaque établissement pénitentiaire ». Depuis de nombreuses années, le SPIP travaille avec divers partenaires culturels, qu’il s’agisse d’associations ou de structures institutionnelles (musées municipaux, scènes nationales, scènes de musiques actuelles). Il accorde une grande importance au fait de travailler avec des acteurs locaux et de proposer aux personnes détenues une programmation variée. Cela passe par des ateliers de pratiques artistiques (danse, atelier beatbox…), des spectacles ou encore des ateliers autour de l’audiovisuel (radiophonie ou production vidéo). Ces actions culturelles permettent de lutter contre les effets désocialisant de l’incarcération, de développer de nouvelles compétences et de préparer la réinsertion des personnes détenues. « Le Temps qui pose », proposé en 2023 par les MAT, a été conçu pour permettre aux PPSMJ de créer un projet en collaboration avec ce musée emblématique de la ville de Besançon.
Marianne Pétiard : Depuis très longtemps, les musées d’Arts et du Temps sont engagés dans une démarche proactive auprès des publics que l’on appelle « empêchés ». Des projets variés sont ainsi régulièrement proposés à la maison d’arrêt de Besançon. Si le musée du Temps explore l’histoire de Besançon ainsi que celle de la mesure du Temps et de l’horlogerie, ses collections n’abordent pas vraiment la question du temps vécu. Des projets comme « Le Temps qui pose » permettent au musée d’explorer cette notion, qui diffère à chaque époque et selon l’endroit d’où l’on parle. Le temps vécu en prison est particulièrement contraint et difficile, mais aussi peu partagé. Il était donc intéressant de travailler cette notion, à partir des collections du musée du Temps, avec des personnes incarcérées. Ce souhait a rejoint une proposition de Marianne Boiral, avec laquelle le musée avait déjà mené un projet avec des femmes résidentes en EHPAD. Son approche, particulièrement sensible, et sa capacité à s’adapter à des publics spécifiques, faisaient d’elle l’intervenante idéale pour construire et mener ce projet. Enfin, l’appel à projets « Culture Justice », diffusé par le Ministère de la Culture et le Ministère de la Justice, a permis d’envisager la réalisation financière de ce projet.
Marianne Boiral : Je suis artiste photographe et une des spécificités de mon travail artistique réside dans la participation d’un public en milieu social, éducatif ou judiciaire. J’ai travaillé pendant trois ans avec les mineurs incarcérés à la maison d’arrêt de Besançon, accompagnés par la Protection Judiciaire de la Jeunesse, de 2022 à 2025 ; cette action a donné lieu à l’exposition « Faire face » en mars 2025. Avant de commencer le projet « Le temps qui pose », j’avais donc déjà connaissance de la spécificité du public et de la manière particulière d’intervenir au sein d’une prison. Tout comme j’avais déjà travaillé avec le musée sur un autre projet artistique « Portraits de Femmes » mené en EHPAD. J’avais en tête depuis un moment déjà l’idée de travailler autour des collections du musée du Temps ; ce projet en a été une belle occasion.
Racontez-nous les différentes étapes menées par chacun.
Marianne Boiral : La première étape a été d’aller à la rencontre des personnes détenues. Marianne Pétiard et moi sommes allées présenter le projet à la maison d’arrêt, aux personnes (une vingtaine) qui s’étaient montrées intéressées en lisant l’appel à participation diffusé en cellule. Ce premier temps fut l’occasion pour moi de présenter le projet et de le situer dans un contexte artistique autour des notions de portrait et de photographie et en présentant quelques exemples d’autres projets menés par des artistes dans des prisons.
Marianne Pétiard : Un petit groupe de quatre détenus est ensuite venu au musée du Temps pour y suivre une visite découverte. Au cours de cette visite, chacun a identifié un objet ou une œuvre faisant écho à son rapport au temps vécu en détention. Ce choix s’est opéré également pour la quinzaine de détenus qui ne pouvaient venir au musée. Pour cela, une sélection d’objets a quitté les réserves du musée pour être présentée à la maison d’arrêt. C’était une opération délicate, mais finalement assez fluide car bien préparée et encadrée par ma collègue Séverine Petit, en charge des collections du musée ; les personnes détenues étaient à la fois émues et surprises de se trouver face à des objets authentiques ; cela a permis d’ouvrir de nombreux échanges.
Marianne Boiral : En parallèle, pendant que l’équipe du musée présentait des objets, j’ai installé mon studio photographique transportable dans la salle d’activité au sein de la prison et j’ai réalisé les clichés. Ma dernière rencontre avec les participants s’est déroulée dans des box au sein de la prison pour recueillir leur témoignage. Tour à tour, individuellement, j’ai échangé avec chaque participant sur son expérience de cette notion de « temps » en prison. C’est à ce moment-là que j’ai recueilli leur parole.
Marianne Pétiard : Le projet s’est achevé en janvier 2025. Nous avons ensuite mis en place les conditions permettant une valorisation de ce projet : cessions de droits, obtention d’autorisations de l’administration pénitentiaire, validation des contenus de l’exposition et des supports de communication, préparation des contenus à exposer, etc. L’exposition a été inaugurée au musée le 12 septembre 2025 ; le public a notamment pu la découvrir à l’occasion des Journées Européennes du Patrimoine. Elle rencontre un beau succès depuis : ces témoignages, très poignants, sont des portes ouvertes sur un espace-temps qu’on peut avoir de la peine à se représenter.
Nathan Muraz-Dulaurier : Mener une action en détention nécessite du temps car il faut répondre à diverses contraintes pour que le projet puisse voir le jour. Certains détenus ont pu se rendre au musée pour une visite. Il a fallu pour cela qu’ils bénéficient d’une permission de sortir (temporaire), accordée par le juge de l’application des peines. Cette permission est octroyée en fonction de la durée de la peine, du comportement de l’individu en détention. Pour venir au musée du temps, les personnes détenues étaient accompagnées de conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation (CPIP) et de la coordinatrice culturelle du SPIP. Les participants n’ayant pu obtenir de permission de sortir ont pu vivre le projet depuis la prison, grâce à la présentation d’objets du musée sortis des réserves. Pour cela, de nombreuses démarches ont été nécessaires : validation d’entrée des intervenantes, validation du matériel par l’administration pénitentiaire. Lors de la venue de l’équipe du musée, les intervenantes ont dû se soumettre aux consignes de l’administration pénitentiaire : vérification de leur identité, passage des objets sous rayons X, passages sous un détecteur de métaux et équipement d’un dispositif d’alarme durant le temps de leur présence en détention. Ces démarches sont méconnues du grand public mais sont appliquées pour chaque activité culturelle. Pour la restitution au musée, l’exposition des portraits photographiques réalisés par l’artiste a été soumise à validation de l’administration pénitentiaire, qui s’est prononcée en fonction de la situation pénale de la personne. Chaque participant a aussi cédé ses droits d’auteur et de diffusion des œuvres créées. Ces démarches sont appliquées pour chaque diffusion extérieure et permettent aux personnes détenues de conserver un droit sur l’utilisation qui est faite de leurs portraits.
Comment avez-vous pu valoriser ce projet ?
Nathan Muraz-Dulaurier : Le souhait de faire connaître cette action au grand public a émergé dès la conception du projet. Il s’agissait de présenter, à travers l’exposition, le portrait de ces hommes et de permettre de comprendre la manière dont le temps est vécu en détention. L’idée a été de valoriser sous forme de triptyques les photographies, les textes et les objets choisis par les personnes détenues. Chaque triptyque forme une œuvre à part entière, racontant une histoire unique et personnelle. Ils nous rappellent la complexité et la richesse de l’expérience humaine, même dans des circonstances difficiles. Un livret accompagne cette exposition. Il présente les portraits, textes et objets choisis par les personnes détenues. Ce livret est également enrichi par des photos prises lors de la visite du musée du Temps et de divers éditos rédigés par les différents partenaires.
Marianne Pétiard : L’exposition est l’élément principal de valorisation de ce projet. Mais elle ne donne à voir qu’une petite partie de l’action, car certaines personnes ont participé au début puis se sont finalement désistées, ne souhaitant plus être ainsi rendues visibles (même si leur participation pouvait être anonymisée). Par ailleurs, nous n’avons pas eu l’autorisation d’afficher le portrait de certains participants. Le livret qui accompagne la restitution, diffusé gratuitement au musée, permet une large diffusion de cette action, et de la parole des détenus. Depuis son ouverture, l’exposition suscite un grand intérêt du public, qui se déplace en nombre pour la découvrir. Les visiteurs sont touchés par les témoignages et les portraits présentés, et de nombreux échanges ont lieu autour de l’expérience du temps en détention.
Comment résumer les différents enjeux, pour chacun de vous, d’une telle action ?
Marianne Boiral : Pour ma part, ce projet « Le temps qui pose » participe d’une réflexion globale que je mène autour de l’accès à la culture pour les publics dits « empêchés ». Une certaine vision de la médiation culturelle est à l’origine de ce que l’on nomme aujourd’hui « l’art participatif ». Il s’agit d’inclure une diversité des expressions culturelles dans un processus de construction, de restituer la parole au participant en l’envisageant comme citoyen acteur plutôt que comme destinataire d’une œuvre.
Les personnes incarcérées sont souvent porteuses d’une très mauvaise image au sein de la société. L’ensemble de mon travail du portrait photographique repose sur cette interaction dans les regards. Les visages en portrait photographique s’exposent au public, ils sont alors interprétés, perçus, éprouvés par des spectateurs. Par le visage à l’épreuve photographique, le participant renaît au regard du monde. Comme certains d’entre eux ne souhaitent pas montrer leur visage, je propose qu’on dirige la focale sur les mains. Les mains sont, comme le visage, une partie du corps psychologisée ; elles invitent à une expression de l’intériorité et de l’expressivité du sujet. La main implique la singularité de l’individu. Elles sont, avec le visage, les seules parties du corps directement en contact avec le monde extérieur, non cachées par des vêtements. Aux portraits viennent s’ajouter les témoignages des participants sur leur expérience vécue du temps en prison. Les portraits et les mots interagissent, ils s’augmentent. Leur puissance émotionnelle s’ajoute l’une à l’autre. Le participant détenu est saisi dans un double aspect : sa physicalité et sa pensée. Ma démarche spécifique du portrait avec des participants tels que des détenus soulève des questions autour du regard que l’on porte sur soi-même et sur autrui. Ce travail de l’image et du témoignage est une expérience de l’altérité. Par ce travail artistique, je souhaite faire bouger les regards, favoriser la réhabilitation du participant détenu, à travers l’image et le mot, par le portrait et la parole.
Nathan Muraz-Dulaurier : Pour le Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation, l’enjeu était de proposer au grand public une exposition qui permette de mettre en lumière ceux qui bien souvent sont dans l’ombre et que la société ne veut pas voir. Ce type de projet crée un lien unique entre l’univers carcéral et la société. Il invite à une réflexion collective sur la place des détenus dans notre communauté et sur les moyens de favoriser leur réinsertion. L’exposition devient ainsi un espace de rencontre, de dialogue et de sensibilisation, où chacun peut s’interroger sur les conditions de détention, les parcours de vie et les possibilités de réhabilitation. Elle permet également de porter un autre regard sur les personnes incarcérées en sensibilisant et éduquant sur l’importance de l’accès à la culture pour tous, y compris pour ceux qui sont en détention. Cette exposition nous permet également de nous interroger sur notre propre rapport au temps.
Marianne Pétiard : Pour les musées, il s’agit bien sûr de rendre accessibles des collections à un public élargi. Mais un projet comme « Le Temps qui pose » va plus loin : il offre au musée l’occasion de mobiliser ses collections autour de questions sociales et philosophiques. Il s’agit d’explorer le temps vécu, en contrepoint du temps mesuré, à travers des témoignages sensibles qui invitent les visiteurs à réfléchir, dialoguer et partager leurs propres expériences.
Ce projet a bénéficié d’un financement du Ministère de la culture - Direction Régionale des Affaires Culturelles de Bourgogne-Franche-Comté et du Ministère de la Justice – Direction Interrégionale des Services Pénitentiaires de Dijon (dispositif « Culture – Justice »).
